Tea Time, ou un nuage de philosophie théâtrale dans votre tasse de thé. L’heure du thé est un temps suspendu entre diurne et nocturne, entre labeur et repos, un temps de pause qui se prête à l’introspection. Il y a toujours un moment où l’on sent que quelque chose bascule, où l’on sent qu’on ne deviendra jamais ce qu’on aurait pu être. Quelles sont mes potentialités d’être en devenir ? Combien de temps me reste-t-il à vivre ? « Oserai-je déranger l’univers ? » Ces questions qui traversent l’esprit d’un T.S. Eliot alors tout jeune servent de trame silencieuse à l’histoire de ce couple sur scène qui, dans un étrange duel, interroge ses potentialités de mourir. Entre des objets qui s’animent et une contrebasse omniprésente tel un troisième personnage, chacun se livre à une excursion aussi improbable qu’intime parmi ses secrets et ses tortures, se fraie un chemin entre ses amours flétries et ses doutes, fait le compte des larmes qui n’ont jamais séché et parcourt à rebours ses errances en enfer. Et là-bas un mirage – ce devenir qui jamais ne sera.

Cahier du metteuse en scène

Dans ce spectacle, je veux interroger la nature du temps. Voir comment il se déploie, comment il peut être un personnage en soi. Je le veux intérieur, mental pour que chacun puisse s’y projeter. Je veux créer un présent réminiscent qui suppose d’épuiser – de parcourir en tous sens- une trame psychique. Il n’y a, dans l’anachronisme du temps psychique, ni début, ni suite, ni fin. Ce n’est pas exactement une histoire. Cela ne se raconte pas mais s’éprouve en blocs d’intensités, en sites mémorables, nœuds de forces. Il s’agit pour moi de créer une poésie visuelle et sonore en réponse à T.S. Eliot. Sa thématique est la mienne. L’obsession du temps, les potentialités d’être qui ne se réalisent pas, nos intermittences, nos complaisances qui prennent la place de nos audaces et de nos risques, notre imminence de la mort. Je ne donne pas à entendre le texte, je joue avec, je le martèle, le décompose pour m’emparer de son sens profond, de sa perception immédiate. Je voudrais me risquer avec cette création. Revenir à la poésie au théâtre. Mais non pas celle qui est parolière mais celle qui emploie l’image et le son pour nous saisir de force. Cette puissance du théâtre qui est avant la parole, qui est tout d’abord une histoire de sensations s’adressant directement à notre inconscient. C’est pour cela que je crée des suites d’images poétiques. Je les veux intenses et saisissantes. Je les fais surgir avec une musique jouée sur scène comme une réminiscence évocatrice. Pour mieux travailler cette iconographie, je propose que l’acteur soit en état de « pure présence », qu’il ne joue pas. L’acteur est sur scène au même titre que les objets, que la musique, le décor et les tasses de thé qui font l’ensemble du tableau. Je me plais à dire que je pratique une sorte de marionnettisation de l’acteur. Son corps est plastique, malléable, signifiant dans ce « malgré lui ». J’aime le côté monstrueux de l’humain. Les objets sont de vraies présences. Ils peuvent s’emparer de l’acteur, le prendre en otage. La précision du geste devient le garant de la lisibilité de l’image en mouvement. J’aime quand le corps de l’acteur arrive à transcender le réel de la scène, quand il danse la situation. Afin de créer cette iconographie en mouvement je fais appel à l’œil précis d’une chorégraphe. En écrivant le fil narratif de cette histoire qui ne se raconte pas, j’ai eu soudainement l’impression d’avoir perdu l’ombre de personnages. Hors je voulais saisir le mystère de ces fragiles existences en évanouissement perpétuel. Le travail de l’artiste dessinatrice Nelida Medina, qui accompagne les répétitions depuis un an déjà, me rappelle ce tragique de l’existence en préparation à la mort. Je voudrais que son exposition accompagne le spectacle, comme un écho du processus du travail, une prolongation de sa poésie.
Il me plaît imaginer que le spectateur peut se reconnaitre comme dans un miroir grossissant dans les situations sur le plateau. J’installe donc (dans la mesure du possible du lieu) un dispositif dans la salle qui permet aux spectateurs un véritable « tea time ». Sur les petites tables le thé est servi et les tasses se lèvent au même moment que celles de deux acteurs sur scène. Le véritable présent partagé où les réminiscences peuvent être convoquées.

Création de la Cie Retour d’Ulysse dans le cadre de sa résidence artistique en 2014 à la Maison d’Europe et d’Orient,avec le soutien de la DRAC Île-de-France, et avec l’aide d’ARCADI Île-de-France, dans le cadre des Plateaux Solidaires (Théâtre de la Girandole, Montreuil)